Si comme moi.

 Evoquer sa mémoire, ne pas oublier. Ne pas l'oublier. Hier elle aurait eu 100 ans. Je ne sais pas quelle aurait été sa vie si née 20 ans plus tard, elle avait bénéficié de tous les progrés sociaux dont nous avons pu profiter. Si comme moi, elle aurait choisi sa liberté. Si comme moi, faute d'amies de proximité, elle aurait eu un blog pour s'exprimer. Si comme moi, elle aurait pu choisir sa destinée. Si comme moi, elle aurait quitté sa terre d'Auvergne, au point de la regretter. Si comme ses autres filles, elle aurait galéré. Ce que je sais, c'est qu'elle n'a pas choisi. On ne choisissait pas à son époque, pas encore tout à fait. Et maintenant, choisit - on vraiment ? Ses 2 belles soeurs, à peine plus agées qu'elle ont connu un contexte plus favorable et s'en sont trouvées plus libres. Beaucoup d'autres, comme elle, ont eu la même destinée. Ses amies d'alors, ses proches, ont, elles aussi, bien galéré. Une vie faite de labeur, de servitude, de pauvreté. Pourtant, elles nous ont élevés, nous leurs filles, eux leurs garçons. Et bien élevé. Certains d'entre nous s'en sont mieux tirés, d'autres moins bien encore. A quoi ça tient une vie, quand on n'est pas du bon côté du manche ? A quoi ça tient une vie quand on se crève à la gagner ? 

Je regarde mon écran blanc. Je cherche des mots à aligner. Elle, c'est les heures qu'elle alignait, tantôt à la cuisine, tantôt au bucher. Tantôt aux champs ou à l'étable, tantôt au jardin ou au poulailler. Dès son réveil, levée la première, elle s'occupait de la maisonnée. En attendant notre réveil, elle tricotait, cousait ou reprisait. Puis elle nous préparait pour l'école avant d'aller à l'étable, soigner les bêtes, la traite, le pansage, le nettoyage...  revenir à la maison s'occuper des petits derniers, faire la lessive, ranger le linge, qui parfois s'entassait "au pouillu" comme elle disait, aller aux champs retravailler, revenir faire à manger, et repartir une fois le repas avalé, s'occuper de nos devoirs au retour de l'école, repartir soigner les bêtes, retourner aux champs aussi, si l'ouvrage l'y attendait. Pas de revenu pour son travail. pas de répit pour son dos meurtri. Pas de soutient de personne, pas même de son mari qui logé à la même enseigne, se réservait les travaux les plus durs, les charges les plus lourds et partageait avec elle toutes les tâches ingrates, à la ferme comme aux champs, aux bois où il fallait s'approvisionner pour se chauffer et cuisiner. Parfois la Francine, notre voisine, venait pour un conseil, une aide ponctuelle. C'était ainsi, dès qu'il y avait un problème grave à la maison, une bête malade, mon père à la santé fragile ou vacillante, un d'entre nous, blessé, "va chercher la Francine" nous disait - elle. Et la Francine venait.  La Francine se dévouait. Parfois, la présence de quelqu'un peut réconforter. 

Non, si j'ai aimé mon enfance à ses côtés, je n'aurais pas voulu vivre sa vie. La mienne est tout de même bien plus aisée. 

Je me demande souvent si elle aurait, comme moi aimé faire des photos et voyager.  Elle aimait se promener. Aimait les fleurs, la nature et tout ce qui y vivait. Elle était  la protectrice des animaux, de tous, sauf des serpents qu'elle craignait. Elle avait peur de l'orage, mais le bravait. Elle aimait ce qui était beau, ce qui était bon, ce qui était bien. Bien s'habiller, elle avait beaucoup de goût pour nos toilettes, les siennes, elle avait celle du dimanche qu'il ne fallait ni user ni salir, car il n'y en avait qu'une qu'elle gardait pour les sortie, comme aller au bourg chercher le pain, les commissions quand il en manquait, chez le médecin ou à la ville. Le reste du temps, elle portait le même tablier, quelle déposait quand il était sale ou  trop usé,  pour un autre moins délabré. Elle aurait aimé avoir des bijoux, des habits neufs et comme nous, peut être aussi parfois se parfumer. Elle aimait la mode qu'elle suivait en regardant les catalogues de "La Redoute" ou des "3Suisses" qu'elle recevait. Pas question pour elle de dépenser le moindre sou si durement gagné. Les "recettes" étaient constituées des allocations dont les plus fortunés se moquaient : "pour ça q' ils font des gosses ", disaient - ils, oubliant qu'eux aussi en profitaient,  et des ventes des quelques veaux, cochons ou  litres de lait produits par ses 3 ou 4 vaches qu'elle trayait assise sur sa selle à 3 pieds, Il coulait mousseux dans un grand seau en fer blanc avant de le passer dans des bidons que le laitier venait chercher. Parfois, elle récoltait un peu de crème sur le dessus, pour son café. Quand il n'y avait pas assez de lait pour justifier le passage du laitier, elle faisait de fameux fromages qu'elle faisait sécher dans la cave, sur de la paille, dans une caisse remplie de petits arterons  (ce sont des vers minuscules fins comme de la poudre gris jaune), ici on les appelle ainsi, en Haute Loire, ils disent des "artisous ou artisons", suivant le coin, qui fourmillaient et rendaient bon et parfumé donnant au fromage toute son authenticité. C'est d'ailleurs sous cette appellation qu'aujourd'hui, les gens de la ville, les fins gourmets,  peuvent les trouver. 




Le reste, la production du grain par exemple dont une partie était échangée contre du pain bis chez le boulanger, servait à l'alimentation du bétail. Les légumes, nous n'en mangions que lorsque le jardin en produisait. La viande c'était celle du cochon, parfois  un poulet ou un lapin qu'elle préparait en civet. Ah le civet de la mémé ! lequel d'entre nous ne s'en serait pas mangé les doigts ? Jusqu'au plus jeune de nos enfants qui ont eu la chance de pouvoir y gouter ! Quand mon père avait vendu, bien vendu, il faut le préciser, un veau ou des cochons, il rapportait parfois des biftecks ou du poisson :  des harengs, ou des merlans, ceux qui sont les moins chers sur les marchés. Elle les cuisinait alors dans une grande poêle en fonte qui prenait la place de la marmite des pommes de terre pour les cochons, dont j'aimais tant me régaler. Cuite dans un fond d'eau de vaisselle, celles du dessus à la vapeur, prenaient une saveur si particulière inégalable et disparue aujourd'hui. De temps en temps j'agrémentais ces merveilles d'un peu de beurre ou d'une fine tranche de jambon tirée du saloir, sur une tranche de pain grillé sur le dessus du fourneau. Que c'était bon ! A le bon gout des choses simples de notre enfance ! Parfois elle nous racontait ses souvenirs, de quand elle était petite, cela éveillait en elle un goût si particulier, qu'à l'entendre on le percevait aussi. Celui des caramel que sa mère leur faisait à son frère et à elle. Celui des beignets aux pommes, celui des bons biscuits de Savoie, des madeleine, des oeufs en neige, dont elle maîtrisait parfaitement la technique et qui nous régalaient lors des fêtes de famille comme une communion, un banquet de moisson ou une tuade du cochon. Les autres fêtes, c'était la fête patronale qu'il ne fallait pas manquer parce que c'était la seule distraction autorisée. C'était quand pendant les vacances, les tatas ou le tonton Charlot venait, quand la Jeanne, sa copine, venait à la maison. Parfois, une autre de ses copines venait aussi, la Denise, pour aider lors de gros travaux, la Ginette une fois par an à la fin de l'été, lorsque les gros travaux des champs sont achevés, elle venait avec son appareil photo et prenait des clichés de toute la maisonnée. Tout à l'heure, je me demandais si, comme moi,  elle aurait aimé faire des photos. A cette évocation, je suis sûre que oui. Elle aimait tellement les regarder ! C'est à Ginette en particulier, que nous devons  nos souvenirs immortalisés. Elle aimait beaucoup lire. Dans le grenier, il y a encore des revues aux quelles elle était abonnée, Lisette, que j'adorais feuilleter, bonne soirée, modes et travaux dont elle s'inspirait des modèles pour ses ouvrages de couture ou de tricot. Et sur la fin de sa vie, de nombreux ouvrages dits du terroir que ses filles lui procuraient. J'ai un plaisir immense quand je reviens dans notre maison à retrouver tous ces objets, livres, brochures qu'elle avait gardé. Souvenirs du temps qui passe, du temps trop vite passé. Souvenirs de notre enfance. Souvenirs des larmes et de la sueur de tous ceux qui nous ont accompagnés. Evoquer ma mère, c'est aussi redonner à toutes ces femmes leur dignité. Leur souvenirs  doit  nous  rappeler que rien n'est jamais définitivement gagné. Qu'elles se sont battues pour des droits qu'elles n'avaient pas, dont parfois, elles n'ont même pas bénéficié. Pour tant de choses que nous devons préserver. 

Bon anniversaire, MAMAN.

10 commentaires:

  1. Merci Nina, merci d'être passée par ici. Bonne journée.

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  2. Quel beau texte, poignant et émouvant ! j'avais compris depuis le début que tu parlais de ta maman.
    Je trouve que tu as un réel talent pour partager les choses du cœur, et ce qui me réjouit, c'est que tu les partages. Te rappelles-tu ta "timidité" des débuts de ton blog ? sens tu comme tes mots se bousculent vers la sortie, maintenant ?
    Ça me fait tellement de bien .. merci Délia.

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  3. Je crois que tu me connais bien. je suis vraiment heureuse de te lire et suis contente de te procurer un peu d bonheur et d'amitié. Je t'embrasse trés fort. Dis quand reviendras tu ? Dis au moins le sais tu ? https://www.google.com/search?q=dis+quand+reviendrazs+tu&rlz=1C1GCEA_enFR1078FR1078&oq=dis+quand+reviendrazs+tu&gs_lcrp=EgZjaHJvbWUyBggAEEUYOTIMCAEQLhgNGNQCGIAEMgkIAhAAGA0YgAQyCQgDEAAYDRiABDIJCAQQABgNGIAEMgkIBRAAGA0YgAQyCQgGEC4YDRiABDIJCAcQABgNGIAEMgkICBAuGA0YgATSAQg4NDI5ajBqN6gCALACAA&sourceid=chrome&ie=UTF-8#

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  4. Quel magnifique hommage, j'en ai les larmes aux yeux... Nos Mamans n'ont pas eu la vie facile et pourtant quelle énergie elles déployaient, quelle gentillesse en elles...
    Gros bisous ma Delia ♥

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  5. Oui, tu as raison. Une maman, c'est si précieux que c'est irremplaçable. Je t'embrasse.

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  6. Comme tu parles bien de ta maman, bel hommage !
    Oui une maman ça devrait être précieux ! ...
    Ma marraine aurait eu 100 ans, en septembre 2025, sur elle je pourrais être aussi loquace que toi; heureusement que j'ai eu une super marraine et un super parrain, cela m'a aidée !
    Je t'embrasse très fort ma Délia

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  7. J'avais pas vu !Oui, il y a des gens qui nous offrent le merveilleux quand d'autres se comportent comme des monstres. Tu as eu de la chance de pouvoir t'appuyer sur tes parrain et marraine. Cela atténue un peu sans doute. Je t'embra

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  8. J'avais pas vu !Oui, il y a des gens qui nous offrent le merveilleux quand d'autres se comportent comme des monstres. Tu as eu de la chance de pouvoir t'appuyer sur tes parrain et marraine. Cela atténue un peu sans doute. Je t'embra

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197e du nom. Au théâtre ce soir.