J'aimerai que vous me parliez de vélo, nous dit le Goût pour cet atelier du lundi.
Parler de vélo en ce triste jour, veille des obsèques de Poupou, voilà qui n'est guère facile, sans parler de lui.
J'avais 7 ou 8 ans quand j'ai commencé à m’intéresser à la petite reine, et à ces beaux champions dont j'entendais les noms à la radio. Ma mère, elle aussi passionnée par les exploits des frères Magne : Pierre et Antonin, des frères Maès : Sylvère, Charles et Romain, ou Bartali, qui faisaient la gloire du temps de de sa jeunesse. Puis des dynasties suivantes : Bobet : Jean et Louison, Géminiani : Angello et Raphaël, Fausto Copi, Robic, Anglade...
Elle nous racontait comment au retour de l'école ou au retour des champs, quand venait l'heure du midi, ils se précipitaient son frère et elle sur la porte de leur voisin pour emprunter le journal qui en dépassait, afin de découvrir les dernières nouvelles du Tour de France.
Plus tard, elle ne manquait jamais de se renseigner et de nous renseigner sur les arrivées d'étapes du Tour. Celui ci ayant toujours lieu en juillet, au moment des gros travaux de la ferme, mais aussi des grandes vacances, elle se détendait en écoutant un peu la radio, tôt le matin ou tard le soir. Nous écoutions avec elle, parfois, et nous passionnions pour les exploits des géants de la route. Moi j'aimais bien Bahamontès, l'aigle de Tolède, qui s'envolait dans la montagne. J'ai toujours aimé passionnément la montagne.
Puis il y eut Poulidor. J'ai toujours en tête cette image parue dans les journaux de l'époque, où on le voit près d'un lourd char de foin, accompagnant ses boeufs. Plus loin une autre page le montre en compagnie de ses vieux parents, Martial et Marie, autour de la table familiale dès le retour des champs. Ces images me parlaient tellement ! Symboles de la rudesse de la condition paysanne qui était la notre. Symbole de l'humilité et du dénuement.
En ce temps là, nos idoles sportives étaient issues de milieux modestes. Bahamontès était un simple ouvrier agricole, Walkowiack un ouvrier d'usine, et Poulidor un métayer des hauts plateaux du Limousin, terre acide de bruyères et pins.
Je me revois enfant, courant dans la campagne avec mon chien, un bout de bois en guise de guidon et rêver que moi aussi je réalisais des exploits. Parfois j'étais coureur avec plein de talents. Je rivalisais avec ou j'étais l'un d'eux, parmi les meilleurs. C'est fou ce qu'on peut faire quand on est enfant !
Et puis j'ai grandi et je n'ai plus joué. Mais j'ai toujours gardé ma passion pour la montagne, pour le grand large et pour mes beaux champions. Avec notre voisin Charles, quand nous fanions son champs d'où on aperçoit si distinctement le Puy de Dôme, nous nous amusions a deviner leur silhouette en écoutant les étapes de la grande boucle, sur le transistor que j'avais reçu en cadeau de communion. Nous, notre idole, c'était Poulidor et nous avions mal quand il souffrait. Nous étions heureux quand il gagnait, triste quand la guigne le poursuivait. Chacun de ses coups de pédale nous transportait.
Un jour avec mes petites soeurs, nous avons pris le car qui descendait sur Clermont. De là nous sommes montées à pied, sur le Puy de Dôme afin de le voir passer et de l' encourager. Même si l'instant fut bref, mais ma joie fut si intense que je l'éprouve encore aujourd'hui avec un pincement.
Poupou, je savais tout de lui, le nom de sa femme de ses enfants et même de son chien. Ma collection de ses photos rivalisait avec celle des photos de mes vaches. Bref, si les comices agricoles avaient lieu en même temps qu'une course cycliste à laquelle participait le champion, le journal de mon père ressemblait à une passoire avec d'énormes trous.
Quand mon père hérita d'un oncle, de sa vieille voiture, il interrompait les travaux des champs pour nous conduire sur l'étape du tour qui passait prés de chez nous. On emmenait parfois Charles avec nous. Nous assistions au passage de la caravane et attendions impatiemment. Soudain c'était la rumeur parmi la foule : "ils arrivent, ils ne sont pas loin", entendait-on comme un murmure qui courrait à la vitesse du vent. La clameur "Aller Poupou" gonflait alors et apparaissait le peloton
dans un panache en long ruban, de jaune, de rouge, de vert et de multicolore, ne laissant qu'un ciel de traine, une illusion.
Le cyclisme en ce temps là, était la consécration, l'oeuvre des pauvres et chaque foyer modeste s'en sentait plus grand. Les exploits de Poulidor représentaient notre revanche à nous, les sans.
Il était bien l' un des nôtres, nous le reconnaissions et si tout le monde ou presque, aimait Poupou, ici, pour nous, c'était Raymond, tout simplement.