Nous sommes le 5 décembre. En 1960. C'est foire à Sauxillanges.
Un homme marche dans la neige. Il peut être 5 heure du soir. A la maison une femme attend. Elle essaie de tromper l'ennui. Bientôt il fera nuit. Il va falloir aller panser les vaches. C'est à elle que cette tâche va encore revenir. Comme à chaque fois qu'il s'en va et qu'il s'attarde un peu en route.
Soudain, au coin du chemin, le chien dresse une oreille. Il n'aboie pas. Il s'étire et s'en va.
Personne ne s'inquiète de son attitude. On ressent tous l'angoisse de maman qui va grandissant. Pourvu qu'il ne soit rien arrivé !
Quand il arrive enfin, l'homme marche d'un pas vaillant. Il tient une longue corde. Au bout, une petite vache, blanche au ventre et noire au corps, le suit docilement. On aurait pu la baptiser Hirondelle. Elle s’appellera "Charmante".
Avec nous, elle passera 16 ans.
Je me souviens de son arrivée parmi nous. Quand une nouvelle rentrait à l'étable, nous étions tous là, les gamins, autour d'elle, à l'admirer, à détailler son allure. Nous supputions sur son caractère, comparions avec l'autre, celle qui était partie et qu'elle remplaçait. C'était un rituel auquel pas une n'échappait. Charmante remplaçait une autre Charmante, comme Mignone avait remplacé l'année précédente une autre Mignone, Roussette une autre Roussette. Charmante pris place dans l'étable à côté de la Mignone et de la Jaccade. Elle était de petite taille car encore jeune. Elle se montra tout de suite familière et coopérante. Nous passions des heures, ma soeur et moi à ses côtés. Nous la caressions sans fin, elle répondait à grand coup de langue rapeuse et cela nous ravissait. Elle aimait le goût salé de notre peau. Nous aimions ses bisous baveux et râpeux sur nos mains et nos poignets. Elle était l'eau, nous étions le sel. Un équilibre entre elle et nous. Durant les jours d'hiver où elle restait à l'étable, nous avons passé plus de temps prés de sa crèche que vers la cheminée. nous ne pensions plus que par l'étable, plus question pour nous d'aider à la maison. La vaisselle et autres corvées on s'en foutait, tout ce qui nous intéressait, c'était nos vaches, moi la Charmante, elle la Mignone.
Au printemps suivant, quand la Francine, notre voisine nous donna un chevreau, une toute petite biquette, turbulente et vive qui ne pensait qu'à sauter et faire des cabrioles, ce fut pire encore, entre nos vaches et la biquette, plus rien ne comptait désormais. Un jour la biquette s'échappa de son box et gambada dans toute l'étable. Naturellement, les vaches, surprises, s'affolèrent. Il fallait récupérer la petite chèvre avant qu'un dérangement plus grand encore ne se produisit. Au nom de ma familiarité privilégiée avec la Charmante, je me précipitais sous la vache qui d'une ruade m'envoya bouler dans les cages à lapins toutes proches. Il en résulta un grand désordre général, une plaie béante à la tête pour moi et des cris de panique de toute la maisonnée. La Francine prévenue, eut bien du mal à calmer les esprits. elle m'emporta dans son tablier et me prodigua les premiers soins, avant que mon père ne me conduise chez le médecin qui recousit la plaie dont une cicatrice subsiste aujourd'hui.
Mes rapports avec Charmante en furent bouleversés. Je ne nourrissais que rancoeur à son encontre. Cela eut pu mal se terminer si la raison et l'amour que je lui portais n'avaient fini par triompher.
Plus tard, quand quelque chose me chagrinait, me contrariait ou qu'une querelle d'adolescente m'opposait à maman, c'est vers Charmante que je me réfugiais. C'est elle qui recevait mes confidences, mes joies, mes peines, mes chagrins d'amour. Tout finissait entre ses pattes, et au creux de son oreille, mes mots se faufilaient. Pas rancunière de l'attitude que j'avais eu envers elle des années plus tôt, elle me consolait et acceptait mes larmes dans son cou, comme une mère celles de son enfant au creux du sien.
Elle partit en 1976, après un dur été de canicule. En Décembre. J'étais partie moi aussi, vers une autre vie. Quand je revint pour la première fois à la maison, je courus à l'étable pour voir Charmante. Elle n'était plus là. Personne ne m'avait dit. Ce fut la seconde vraie trahison de mon histoire.