La cruche du bout de la table.

Je ne sais pas si c'est ma vocation, mais jouer les plantes vertes dans les réunions au bureau, les potiches au bal du samedi soir et les cruches lors des repas de famille ou  au restaurant, ça me connait. C'est un peu une seconde nature, vous voyez. Je suis toujours placée en bout de table, éloignée du centre d'intérêt. En bout, tout au loin face à personne, la convive de trop quoi ! Celle qui aurait pu ne pas venir, celle qu'on ne remarque pas, celle que tous ignore, sauf à lui demander de passer le sel qui est sur la table vide d'à côté. Celle qui n’intéresse personne et avec qui on ne se bat pas pour faire la conversation. Pourtant quand j'entends les banalités débitées par mes voisins de table, je me dis que je n'ai peut être pas grand chose à leur envier. Je ne regrette pas de ne pas pouvoir participer, tellement ils sont affligeants, tellement leur conversation n'a aucun sens et surtout aucun intérêt.
J'ai souvent l'impression de m'être trompée de monde. De ne pas être au bon endroit, à la bonne époque et dans le bon milieu.
Au bureau, ils courent dans tous les sens, encore plus vite à l'appel de leur chef. Tenez, l'autre jour, la hiérarchie a décidé de nous mettre en situation face au client. Pour cela elle a organisé une sséance de tournage dans notre propre rôle. Tous se sont battu pour être en vedette. La projection de leurs oeuvres a eu lieu sur un écran géant dans la salle de réunion,  lors d'une réception avec petits fours, champagne et remise de prix au lauréat le plus performant. Tous se sont précipités comme un seul homme, malgré l'heure tardive et avancée de la nuit. Tous, sauf moi. Pas d'enfant à garder, pas de courses, pas de rendez vous chez le pédiatre, pour eux ce jour là, alors que d'habitude, personne ne veut des horaires tardifs, ayant tous des contraintes plus diverses que variées. C'est à moi la cruche qu'il revient d'assurer le service en ces cas. D'ailleurs, je n'y suis pas allé moi à leur mascarade, j'avais mieux à faire, contrairement à eux, je vais en manif contre les réformes désastreuses qui mettent nos vies en mille morceaux, moi.
C'est comme au syndicat, tiens ! quand je suis arrivée, j'étais la petite nouvelle, celle qui ne devait même pas prendre la parole, comment aurait elle pu parler de ce qu'elle ne connaissait qu'à peine, non mais ! Oui, parce que pour avoir un avis sur une question, il faut être parfaitement intégré, vous comprenez.
Aujourd'hui, c'est le repas du club photo auquel je participe. Je suis nouvelle, je ne connais pas tous le monde. Mais les élites sont rassemblées à l'autre bout et discutent entre eux technique et matériel, des choses qui ne me concernent pas et que je ne comprendrais pas. Je suis assise à côté de Pascal. Il pérore, il déclame, il fanfaronne ! Ah il en a des choses à dire sur des histoires qui n' intéressent que lui, d'ailleurs, des histoires scabreuses de chasse à la perdrix , si ce n'est la bécasse qu'il n'a jamais pu plumer  ! Face à lui se trouve Marie Thé qui papote soutifs avec sa voisine Léonnie. Pensez si c'est intéressant la profondeur de ses bonnets ! Un peu plus loin, les gars parlent motos et cylindrées, pendant que leur nanas scrutent la longueurs de leurs ongles qu'elles ont bien limées et peinturlurés, je ne sais pas si elles communiquent entre elles, seulement !
C'est comme les réunions de famille. Je suis une des seules à avoir quitté le berceau , ils se retrouvent souvent en de maintes occasions. Leurs enfants partagent les mêmes jeux, parfois vont dans les mêmes écoles , ont les mêmes amis. Alors ils parlent entre eux. Moi je les écoute et tente de comprendre quel sens donner à leur conversation. Pas un ne me porte attention, n'amorce la conversation, et si c'est le cas, c'est du genre la pluie et le beau temps ou comment va untel ou tel autre, dont ils se fichent éperdument. Je le sais. De tout temps, ils ont pratiqué l'entre soi. Même quand nous étions encore enfants, à la ferme de nos parents. Nous étions la branche honteuse. Pensez bien : des bouseux, famille nombreuse, pas toujours bien mis, souvent morveux. Nos parents de pauvres paysans qui n'avaient ni le loisir ni les moyens de faire des choses qui se pratiquent dans le beau monde de la ville, comme lire, aller au cinéma, bien s'habiller. Imaginez un peu, ma mère en jupon de satin blanc curer l'auge aux cochons ! et mon père en habit de velours,  gilet de majordome, costume cravate, labourer ses champs ! Et nous les gamins, trainant dans la boue et la poussière au cul des vaches qu'il fallait conduire au pré, participant aux travaux de la ferme et des champs, pensez si on avait toujours nos belles tenues du dimanche, celle qu'on mettait pour aller à vêpres ou à confesse ! L'été nous aidions aux fenaisons, pas de colonies de vacances pour nous, comme c'était le cas pour nos cousins de la ville. Alors  nos conversations ne peuvent pas les intéresser, raison pour laquelle, ils se tiennent à l'écart comme si la pauvreté, le dénuement étaient une contagion, plus dangereuse que le corona machin.
Pourtant j'en aurai des choses à dire, moi aussi. Ne croyez vous pas que ma vie vaillent la leur ?
J'en aurais des choses peut être aussi à leur apprendre. Je sais lire, je sais écrire et même compter. Je sais voir aussi, et même si je suis un peu dure de la feuille, je sais aussi entendre ce qui ne se dit pas toujours, par pudeur ou par modestie. Ce que je ne sais pas, c'est m'imposer. Par discrétion, par respect aussi, je reste dans mon coin et j'évite de perturber. Plein de choses m’intéresse et je connais des tas de sujets. Si un jour il leur prenait de bien vouloir me regarder.
Mon bout de la table à moi ne ressemble pas du tout à celui là. Je suis entourée de gens chaleureux qui me tiennent la main. Quand nous nous retrouvons ensemble nous évoquons les sources du passé. Dans notre histoire à nous, il y a papa et maman toujours présents à notre mémoire. Nos enfants, attentifs à leurs racines et nous les frères et soeurs, enrichis de nos moitiés. Chacun apporte un peu de tous et tous se nourrissent de chacun. Si la table n'est pas assez grande, nous apportons des rallonges ajoutons des chaises, chacun trinque au bon vieux temps, à l'avenir sans oublier le présent. Parfois sous l'effet de la boisson, les tensions se créent pour retomber bientôt pour que chacun reparte avec sa page réveillée par les souvenirs communs.

6 commentaires:

  1. Tu es une sacrée militante, on le sent à te lire, et on regrette qu'ils ne soient pas tous comme toi.

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  2. Tu es une militante observatrice, ou une observatrice militante.
    En tous cas tu sais pointer du doigt des choses d'importance.

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  3. et bien, voilà une narratrice qui en a gros sur la patate et qui nous a tout déversé là d'un coup!

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  4. Avec de telles pensées on comprend pourquoi la femme du tableau a des aigreurs d'estomac.
    Faudra lui souffler dans la trompe d'Eustache cette petite règle relationnelle :
    si tu veux qu'on s'intéresse à toi, commence par t'intéresser aux autres.

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  5. Je suis de l'avis d'Alain. Pourquoi tant de mépris ? Pourquoi ne s'intéresse-t-elle à personne en dehors de son cocon familial ?
    Car ce n'est pas toi cette narratrice...

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